Spécimen des caractères en bois Tellenbach… de la fabrique Jacoby.
Il est difficile d’affirmer que cette “manufacture de caractères en bois” ait réellement produit des lettres, en effet, on trouve très peu de traces de cette branche de leur activité, car les Tellenbach se sont très tôt diversifiés, des “objets en bois” aux jouets et panneaux de signalisation. La commercialisation de caractères – on le verra en réalité ceux de Jacoby – n’est-elle pas qu’une autre forme de diversification ?
Jean Christian Hermann Tellenbach et Jean Charles Tellenbach
La fabrique Tellenbach et Cie existe bien, elle voit le jour en 1911.
Jean Christian Hermann Tellenbach et Jean Charles Tellenbach, à Buttes, ont constitué à Buttes, sous la raison sociale Tellenbach et Cie, une société en nom collectif. Manufacture de caractères en bois pour l’imprimerie et matériel typographique.
La Suisse Libérale, Volume 47, Numéro 71, 27 mars 1911
La société passe en commandite en 1912, sous la tutelle financière de Hermann. En 1916 elle est désignée comme fabrique d’objets en bois, elle est également citée en rapport avec des fabriques de jouets en bois. Tellenbach déposera le bilan en 1934.
En 1930 Hermann Tellenbach devient le directeur de la société Manufacture de caractères en bois S.A. de Ardon, qui succède, par achat du nom et des immeubles, à la société fondée en 1875 à Ardon par le lyonnais Auguste Martin. À Ardon toujours, en 1937, on voit apparaître un H. Tellenbach fabricant d’enseignes : “Enseignes lettres en bois et en métal en tous genres. Signaux routiers.”, cette fois encore il est très probable qu’il s’agisse de Hermann ou son frère, se renouvelant une nouvelle fois dans la filière du bois.
Au début du siècle la Suisse compte encore deux très grandes manufactures, celle de A. Martin à Ardon et la manufacture de Roman Scherer à Lucerne. Deux entreprises qui suffisent probablement à saturer le marché. Quoiqu’il en soit, à part ce spécimen plus rien n’atteste dès 1916 que cette manufacture ait une réelle activité.
Le spécimen de 1911, des caractères de Jacoby…
Le spécimen, de très belle facture, en deux couleurs et à la marque Tellenbach au verso de chaque page, compte 106 feuillets. Pour une manufacture d’à peine un an, ce catalogue étonne, par sa facture comme par son contenu. Tellenbach aurait repris un fonds existant, ce qui pourrai expliquer la richesse du spécimen ? En réalité, plus simplement, il propose sous son nom des caractères d’un autre fabricant, “A. Jacoby Fils” de Grenoble1.
C’est en faisant l’acquisition de la documentation du fabricant Georges Morel, successeur de Jacoby à Grenoble et dernier fabricant français (actif jusqu’en 1982), que je suis entré en possession de ce spécimen mais également de divers spécimens de Jacoby, dont un porte l’étiquette “A. Jacoby Fils”. Et ce dernier présente, dans un format A4, la plupart des séries montrées dans le spécimen Tellenbach, les mêmes mots y sont imprimés et surtout les mêmes numéros de séries sont utilisés. Ce n’est pas un hasard que ce catalogue se soit transmis dans ce fonds.
Il ne peut s’agir d’un “simple” plagiat (on aurait utilisé des mots et des numéros différents), alors quelle est la raison de cet emprunt ? Rappelons que quelques années plus tard, on verra également l’exemple de la Fonderie Typographique Française commercialisant sous son nom des caractères du suisse Martin (voir ici). Dutreix le fera également avec des caractères du même Jacoby.
Pour ce cas présent, on doit supposer une volonté d’une part de Tellenbach de s’ouvrir un nouveau marché (mais on la dit, sur un créneau peut être déjà bouché par la concurrence), et d’autre part, comme par un échange de bon procédé, un moyen pour Jacoby d’écouler une partie de sa production sur le marché suisse (on se souviendra la maison Jacoby et Cie est fondée en le 15 février 1891, en association avec Jean-Ignace Delaloye-Vachoud à Sion en Suisse, mais installée à Grenoble.). Les éléments nous manquent pour aller plus loin dans cette analyse.
Les séries proposées
Pour en revenir à ce spécimen, l’offre est riche mais sans ostentation, plus riche que celle qui se trouve dans les deux catalogues du fonds Morel. Le catalogue semble s’attacher à donner à voir tous les corps disponibles, de 5 à 60 cicéros. Ni préface ni indications ne précisent, comme c’est parfois le cas, si les caractères sont disponibles en d’autres tailles. Ce spécimen donne des noms génériques à ses caractères, qui relèvent pour la plupart de la classification standard. À l’intérieur de chaque classe chaque corps porte un numéro. Il s’avère intéressant de quantifier l’importance de chaque classe.
Nom | Nombre de pages |
---|---|
Antiques | 22 |
Égyptiennes | 20 |
Italiennes | 18 |
Américaines étroites | 3 |
Américaines larges | 2 |
Penchées italiennes | 1 |
Penchées fantaisies | 1 |
Antiques modernes | 4 |
Fantaisies très étroites | 4 |
Fantaisies à battues | 2 |
Fantaisies modernes | 4 |
Antiques larges modernes | 2 |
Série moderne | 2 |
Série Deberny | 2 |
Fantaisies larges | 2 |
Lettres ombrées | 2 |
Lettres à deux couleurs | 1 |
Chiffres | 1 |
Encadrements | 2 |
Coins | 1 |
Filets simples | 1 |
Filets nouveaux | 1 |
Filets modernes | 1 |
Fermoirs | 1 |
Ornements | 1 |
Étoiles et sujets | 1 |
Mains | 1 |
On le voit, ce spécimen présente dans plus de la moitié de son contenu tout le panel des antiques, égyptiennes et italiennes en usage à l’époque plus un grand nombre de caractères qualifiés de “modernes”. L’impression de “déjà vu” est assez forte dans cette partie moderne, et dans l’ensemble, la production reste sage et ne s’égare pas dans la fantaisie outrancière qui a marqué la production des 30 dernières années du siècle précédant.
La typologie appliquée nous donne toutefois des indices sur l’origine de certains dessins. Ainsi les américaines, 5 pages, ce terme ne fait pas partie du vocabulaire habituel, comme belges ou italiennes qui sont des noms génériques pour des égyptiennes et dont on a perdu le sens. Ici on a manifestement affaire à un terme qui renvoie directement à une inspiration américaine. Et en effet ce caractère copie la romaine Aetna de William Page sortie en 18702. C’est plus flagrant encore pour la série Deberny, dans ce cas l’inspiration3 est avouée sous couvert de dédicace (on retrouve ce dessins chez tous les fabricants de l’époque). Ce caractère est copié sur la lettre moderne visible dans le catalogue Deberny de 1912.
Les bordures et encadrements sont eux aussi marqués par les goûts de l’époque, à part les bordures imprimées en rouges, plus classiques dans leur inspiration renaissance. Les filets “anglais”, qualifiés de “filets simples” ici, sont proposés, mais on trouve aussi des filets “nouveaux” et “modernes”, ainsi que des fermoirs et des ornements Art nouveau.
Autres exemplaires
Un exemplaire de ce spécimen existe en Suisse, un autre à la Houghton Library de Harvard (notice). De même, je n’ai pas connaissance d’estampilles au nom de ce fabricant sur des caractères en bois, ni de publicités, ce qui incite à penser que cette manufacture n’a eu qu’une existence très brève et n’a pas elle-même produit.
Le catalogue Tellenbach complet est visible sur Flickr, le “Jacoby “ également.
Bibliographie
- DEBERNY & Cie, Le Livret typographique. Spécimen de caractères, Deberny & cie.,1912
- PAGE & CO Specimens of chromatic wood type, borders, etc. manufactured by Wm. H. Page & Co. Greeneville, Conn. : The Co., 1874. Version numérique
- KELLY (Rob Roy), American Wood Type, 1828-1900: Notes on the Evolution of Decorated and Large Types.
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Une autre hypothèse serait que ce soit Jacoby qui ait acquis ces caractères auprès de la nouvelle fabrique (en effet nos deux catalogues Jacoby ne sont pas datés), mais c’est très douteux étant donné l’antériorité de la fabrique Jacoby qui remonte à 1891. ↩
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KELLY “Rob Roy), American Wood Type, 1828-1900: Notes on the Evolution of Decorated and Large Types. p. 138. Un exemple ici dans le superbe catalogue chromatique de Page de 1874 [http://www.columbia.edu/cu/lweb/digital/collections/cul/texts/ldpd_10147342_000/pages/ldpd_10147342_000_00000031.html?toggle=image&menu=maximize⊤=&left=](http://www.columbia.edu/cu/lweb/digital/collections/cul/texts/ldpd_10147342_000/pages/ldpd_10147342_000_00000031.html?toggle=image&menu=maximize&top=&left=” ↩
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Comme pour l’américaine, l’inspiration relève presque du plagiat, mais on ne s’embarrasse encore guère de propriété intellectuelle à cette époque. ↩